lundi 15 décembre 2014

La conciliation travail-famille : quand les jeunes mères (ou jeunes pères) sont moins bien traitées que les anciens prisonniers.


Nous sommes une froide soirée de fin novembre. Cela fait depuis janvier que je suis en congé de maternité, et l’année du Cheval  n’a pas été de tout repos. Elle nous a plutôt fait galoper, et il a fallu bien s’accrocher pour ne pas tomber. Nous nous concentrons sur la chance que nous avons eue dans notre malchance, ou comme le dit l’expression anglaise, sur la bordure argentée des nuages (le proverbial « silver lining »).  Oui on a bien eu quelques déboires, mais du haut de ses 9 mois, notre petite dernière a une santé de cheval, notre aîné s’en est relativement bien sorti lors d’une chute dans notre escalier, notre famille proche et nos amis sont en bonne santé et nous sommes plus soudés que jamais.

Le congé maternité s’achevant, je me prépare psychologiquement à sortir de ma petite bulle de douceur et « reprendre le collier », retourner vaillamment travailler pour « gagner ma vie » et garnir le compte en banques aminci de la famille. Fin septembre, nous avions appris que le poste de mon conjoint avait été coupé, mais j’avais accueilli la nouvelle avec presque un peu de soulagement. Cela me permettrait de souffler un peu et de me concentrer sur mon travail alors qu’il resterait avec les enfants qui n’auraient pas à être réveillés aux premières heures et qui ne seraient pas déposés comme de petits ballotins encore tout chauds de sommeil au service de garde. Les matins pressés, la course pour arriver à l’heure au travail, le cœur lourd de laisser mes enfants en pleurs dans les bras d’une inconnue, je redoutais ces moments. Mais travailler tout en étant mère, je l’avais choisi et je devais assumer. Malgré la douleur quotidienne de ne pas voir assez mes enfants, je trouvais risqué de tout mettre le fardeau de ramener des sous sur mon conjoint (ou le mien).

Sauf que cette soirée-là, j’apprends que je ne pourrai pas retourner au travail, car mon département « subit un ralentissement important » et que l’industrie du traitement de l’eau se porte bien mal. Glacée, j’appelle mon boss pour plus de précisions, et il  m’annonce qu’il ne voit pas encore la lumière au bout du tunnel et qu’il se voit obligé de me mettre à pied temporairement, jusqu’à que de nouveaux contrats soient obtenus. Je me sens comme une vieille machine mise au rebut mais je ne peux lui en vouloir, il doit aussi nourrir sa famille et payer ses employés après tout. Apparemment, la « crise » dans le domaine du traitement de l’eau touche tout le monde, les Villes donnent au compte-gouttes des contrats, les industries veillent à leurs deniers, et toute la profession des ingénieurs subit les contrecoups de la Commission Charbonneau, les firmes ont faim et se jettent sur le moindre contrat comme des charognards. Certaines commencent même à  sous-traiter leurs services à l’étranger.

D’accord, je peux comprendre la situation, mais au secours, moi je fais quoi ? Je regarde mes petites bouilles d’amour, et paniquée, je me demande…de quoi sera fait leur avenir ? Oh que n’ai-je pas choisi de devenir « docteur des yeux »  comme je le souhaitais enfant, on n’a jamais vu un médecin au chômage ! Ils rament, les ingénieurs en génie-conseil…et pourtant, l’eau c’est la vie mais les infrastructures de traitement en eau sont une moindre priorité par rapport à la santé, ou alors on attend à la dernière  minute pour les mettre à niveau et au moindre coût s’il vous plaît.

 « Pas de panique », comme dirait Didou, le sympathique lapin blanc dessinateur qu’affectionne mon fiston. Je suis persuadée que j’aurais droit au moins à quelques prestations de l’assurance-chômage. Jusque-là épargnée et n’ayant jamais eu de difficultés à me trouver un emploi, je ne m’étais jamais posé la question sur les modalités de l’assurance-emploi. Une recherche sur internet et une conversation avec une amie me font vite déchanter et constater avec stupéfaction que non, une jeune mère qui a pris la totalité du congé maternité et parental n’a strictement droit à rien même si elle a cotisé de manière continue avant car elle n’a pas cumulé entre « 420 et 700 heures de travail » (selon le taux de chômage) durant la période de 52 semaines précédant sa demande. Quand je communique cette nouvelle à mes amis, la plupart sont abasourdis. Je tombe sur quelques articles de mères qui se retrouvées « le bec dans l’eau » car mises à pied juste quelques semaines après leur retour au travail et qui allèrent même jusqu’à poursuivre le gouvernement fédéral pour obtenir gain de cause. C’est d’autant plus révoltant que les anciens prisonniers sont mieux traités avec une extension de la période de référence (la période précédant le chômage) à 2 ans.  Ces mères se sont battues mais ont fini  par baisser les bras, à l’usure et faute de moyens.

La situation est d’autant plus incompréhensible que les prestations parentales ont été versées par le gouvernement québécois, qui depuis 2006 possède son propre régime d’assurance parentale alors que celles de l’assurance-emploi le sont par le  gouvernement fédéral. Sur mon bordereau de paie, j’ai cotisé aux deux régimes, qui sont destinés à des fins totalement différentes: l’un permet aux mères (et aux pères) qui travaillent de s’occuper de leur bébé pendant 1 an, l’autre permet de soutenir pendant quelques mois les travailleurs ayant involontairement perdu leur emploi. Le Québec est la seule province à s’être prémunie de son régime parental qui est le plus généreux du pays. Il n’en coûte rien aux caisses du gouvernement fédéral car le régime québécois d’assurance parentale est autosuffisant. En pénalisant ainsi les travailleuses-mères, Ottawa considère implicitement que le congé parental, c’est comme une période de chômage. Selon La ministre des Ressources humaines, Diane Finley, et je cite, «  il serait injuste de recevoir deux fois des prestations pour le chômage et le congé parental ». Imaginez que vous ayez souscrit à deux assurances, une pour votre automobile et l’autre pour votre maison. Manque de chance, vous vous faites voler votre véhicule et le lendemain, vous êtes cambriolé. Vous obtenez un dédommagement pour votre auto, mais quand vous soumettez la réclamation pour vos biens volés, on vous répond : « désolée vous n’aurez rien car l’assurance auto vous a déjà dédommagé, vous ne pouvez pas faire deux réclamations l’une après l’autre, vous auriez pu le faire si ces deux événements ne s’étaient pas produits une journée après l’autre ».  Même absurdité ! On a cotisé à deux régimes distincts, mais on ne peut cumuler les réclamations sous prétexte qu’elles ont lieu l’une à la suite de l’autre.

Une des priorités pourtant énoncées dans la politique des conservateurs est  de soutenir la famille. Ne verser aucune prestation d’assurance-emploi à une mère qui veut retourner au travail et qui du jour au lendemain se retrouve sans poste en plus d’avoir à se remettre de la fatigue de son congé (et non, ce ne sont pas des vacances !) et de prendre soin de son bébé et éventuellement de ses autres enfants, je trouve que c’est une drôle de façon de soutenir la famille. Et le père dans tout ça, rétorqueront certains ? Et bien, il peut avoir lui aussi perdu son poste, avoir un revenu modeste ou pire que ça, être parti ou malade ! On comprend que les anciens prisonniers n’aient pu travailler pendant leur incarcération et on veut bien prolonger la période de référence pour eux à 104 semaines, mais on envoie implicitement le message aux mères (car, oui, ce sont souvent les mères qui prennent une année de congé surtout si elles allaitent) qu’il y a un prix à payer pour s’être occupée de bébé pendant 1 an.  La solution brillante que propose Mme Finley : abolir l’exemption pour les prisonniers comme ça il n’y aura pas de jaloux.

Je parcours les commentaires laissés par les internautes sur un reportage de Radio Canada publié le 9 avril 2013 :


décrivant la situation de Julie Barron, licenciée économiquement 4 semaines après son retour. Je suis médusée par la virulence de certains commentateurs traitant ceux qui dénoncent cette situation comme des féministes qui ne sont jamais contentes, et d’autres, de la génération de mes parents, qui pensent que l’on est des gâtés pourris et qu’on devrait déjà être contents car à leur époque, il n’existait pas de congés parentaux payés. Ou encore, des réflexions du genre : « arrêtez de vous plaindre les mères et allez bosser comme tout le monde ! ». Sauf que pourquoi les mères sont-elles coupées de toute prestation d’emploi alors qu’elles sont les plus vulnérables ?  La société a évolué aussi depuis les années 50, et le modèle familial n’est plus le même. Avant, la mère restait pour la plupart du temps au foyer, et il me semble que c’était l’époque où les emplois – du moins dans mon domaine – étaient plus stables. J’ai trouvé attristant de constater que certaines personnes de la vieille génération, au lieu de comprendre la réalité des parents d’aujourd’hui, les enfoncent. Ou alors que d’autres nous traitent de « quêteuses » (je cite)  ambitionnant sur le gouvernement». On ne quête rien, on a cotisé des années durant à un programme supposé nous aider durant des temps difficiles, et on demande juste accès à ces fonds pour passer à travers le cap mais  le gouvernement nous fait en douce un petit tour de passe-passe en amalgamant congé maternité/parental et période de chômage. D’autres personnes se plaignent que de toutes façons, les femmes enceintes et les mères sont trop choyées, et qu’ils ne voient pas pourquoi ils cotiseraient pour un régime parental dont ils ne profiteront jamais, et qu’il ne faut pas exagérer, elles se sont déjà « payées la traite » pendant un an, alors pourquoi demandent-elles plus.  On pourrait leur rétorquer que si jamais ils tombent gravement malades, ils seraient bien contents qu’on ait cotisé pour leurs soins médicaux.

Un autre argument des conservateurs est que dans les autres provinces c’est ainsi alors pourquoi les parents québécois auraient droit à recevoir des prestations durant deux années de suite ? On nivèle par le bas le Québec au lieu de s’inspirer du RQAP dont le même modèle pourrait être appliqué dans le reste du Canada. Mais toutes ces mesures sociales sont ruineuses, rétorqueront certains, les mères (ou les pères) ont juste à retrouver rapidement un boulot et arrêter de profiter de l’État. Je corrige : il n’est pas toujours évident de retrouver un poste comme ça, du moins dans notre domaine de l’ingénierie environnementale et de la construction et non, on ne profite pas, on récupère en partie ce à quoi on a cotisé. Ces prestations d’assurance-emploi peuvent au moins enlever un peu de stress à une mère affaiblie par la fatigue et le choc de son licenciement, ce qui l’aidera à rebondir et/ou se payer des formations augmentant ses chances de retrouver un emploi.

Me lamenter et me taire, me résigner ? Non, je préfère en parler haut et fort pour qu’au moins, ce qui nous arrive aide à informer les gens et faire bouger les choses. Je constate que ce petit tour de passe-passe du gouvernement fédéral est inconnu de la plupart des personnes. Et la position des autres partis politiques ? En 2011,  Le NPD a déposé un projet de loi (C-362) pour proposer de réformer la loi sur l’assurance-emploi pour qu’un parent dans ce genre de situations puisse recevoir des prestations régulières. Ce projet en est à l’étape de première lecture. Encore du chemin à faire vu que la majorité actuelle au Parlement est composée de conservateurs…Je n’ai pas pu trouver de l’information précise sur la position du parti libéral et je suis en attente de la réponse du porte-parole en matière d’assurance-emploi.

Ce qui me console malgré l’anxiété des lendemains incertains, c’est que je découvre dans la foulée des organismes indignés par l’injustice de cette politique discriminatoire tels que l’organisme Action Travail des Femmes qui m’a très bien accueillie, et ensemble, nous nous proposons de rassembler les forces des associations citoyennes pour que le voile soit levé sur cette injustice flagrante. La presse parle de ce problème depuis 2011, nous sommes en 2014, et les jeunes mères subissent encore cette injustice. Certaines n’en parlent pas, le salaire de leur conjoint étant suffisant pour nourrir la famille, quelques-unes se révoltent, mais finissent par baisser les bras, par lassitude et manque de ressources. Une fois qu’elles ont retrouvé un emploi, elles n’ont plus de temps, et l’affaire dort de nouveau, ce qui fait l’affaire du fédéral.

Affaire à suivre, je ne baisse pas les bras !